LES TOUPIADES D'ANTAN



On a recueilli  dès le XIXe siècle dans le lit de l'Adour à Dax, notamment lors du creusement du port, quantité de sortes de boulets en poterie, boules creuses de terre cuite, grossièrement tournées, à la base plane et au corps renflé, mesurant  environ de 5 à 10 centimètres de diamètre pour un poids de 100 à 200 grammes, et percées d'un petit trou sans doute fait pour éviter qu’elles n'éclatent à la chaleur lors de leur cuisson.

Cette découverte ne manqua pas d’interroger les archéologues et historiens sur leur origine et leur usage. Ainsi on évoqua successivement des poids ou ex-votos de l’époque gallo-romaine, des projectiles incendiaires de l'époque de la conquête des Gaules, des grenades à main du moyen âge destinées à la défense de la place, des instruments à tisser, etc …

crédit image: Musée de Bora -Dax.

L’explication de la présence de ces poteries exclusivement dans le lit de l’Adour  est cependant donnée par plusieurs documents évoquant un jeu ou combat particulier qui semble avoir été pratiqué de la fin du moyen âge jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle : le jeu de la « Toupiade » ou du « Pot cassé ».

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Des équipages sur des embarcations rejouaient l’attaque et l’assaut d’une tour de bois dressée au milieu du fleuve. Les défenseurs de la tour et les assaillants utilisaient ces projectiles originaux dans ce jeu guerrier, parfois très violent, qui, au regard du poids des boulets, occasionnait de nombreux blessés. Cette réjouissance populaire, mentionnée dans plusieurs manuscrits des XVIe et XVIIe siècles, se déroulait à l’origine en mai ou à la Saint-Jean avant de n’être plus par la suite donnée que pour des événements importants.

Son nom viendrait du patois gascon  « toupi » ( toupin), vase ou pot de poterie grossière fait au tour et à usage domestique, et nom de toupie.


C’est ainsi que le 31 août 1682, la ville de Dax célébra la naissance du duc de Bourgogne, fils du Grand Dauphin, et petit fils de Louis XIV, en faisant tirer les pots casses sur la rivière de l'Adour ( Chronique de Dax – voir plus bas le compte-rendu du Mercure Galand). Il en fut de même le 26 août 1701 à l occasion de la naissance du duc de Bretagne, premier enfant du duc de Bourgogne, puis en 1717 à l’occasion de la réception de M de Poyanne nommé gouverneur du château et de la ville. La dernière mention est celle d’août 1767, à l’occasion de la promotion du marquis de Poyanne à l’Ordre du Saint-Esprit. Malesherbes, de passage à Dax, assista aux préparatifs et l’évoqua ainsi dans ses notes de voyages :


."On élève une tour carrée qui a les pieds dans la rivière.... le jour de la fête on approche un bateau où il y a six champions qui ont pour leur défense une espèce de parapluie. Je ne sais si c’est une pratique dont l'idée peut être prise de la tortue des Anciens. Ceux d'en haut de la tour ont une espèce de casque et une espèce de bouclier. Ils se jettent réciproquement de petits pots de terre cuite creuse et percée, de façon que, traversant l'air rapidement, elles ont le sifflement des toupies. Quand ils se sont bien meurtris, on fuit. Et on trouve cela très plaisant. On m'a assuré que les toupinades sont si respectées que, si un homme en mourait, silence serait imposé à la justice."


crédit image: GRECAM- aquarelle de J-J. Ducom 
 Groupe de recherche en ethnographie et céramologie en Aquitaine et Midi toulousain



Un manuscrit de 1740 cité par Hector Serres dans le bulletin de la Société archéologique de Bordeaux en 1875 et dans le bulletin de la Société de Borda en 1878, révèle que le castelet de bois avait dix pieds en carré sur vingt cinq pieds en hauteur au dessus du lit ordinaire de l'eau. Elle avait un montant dans chacun des quatre angles et les traverses avec les colombages absolument nécessaires pour assurer la liaison et la solidité. Tout le reste était à jour. Il y avait à vingt trois pieds de haut un plancher où se tenaient les défenseurs avec un dépôt de pots de terre cuite faits exprès pour ce jeu. Un parapet de deux pieds de hauteur dominait ce plancher; il consistait en une seule traverse sur le pourtour. Les joueurs étaient choisis et partagés les uns pour l'attaque du castelet et les autres pour la défense. Comme la lutte ne pouvait pas être égale, les joueurs les plus forts et le plus vigoureux formaient l'attaque;  ils se trouvaient dans des bateaux, lançaient droit au corps sur les assiégés des pots qui étaient plus petits que ceux que ceux ci leur renvoyaient. Ils étaient vêtus a la légère; ils avaient pour toute défense le bras gauche libre armés d'un petit "carquois"(sic) avec lequel ils paraient les coups; les pots devaient se briser sur ce "carquois" (en fait il faut lire bouclier).


Ce jeu singulier dérangeait cependant le Clergé qui dénonça une coutume conduisant souvent à des blessures, parfois mortelles. En 1670, l’évêque Hugues de Bar en rendait compte ainsi à l’assemblée du clergé de France

« On y attaque une machine de la hauteur d'une pique et demie que ses diocésains appellent Château d'Amour, produisant un désordre extrême sans parler de la quantité de ceux qui y sont blessés ou estropiés ou même tués le plus souvent (voir Degert:  Histoire de évêques de Dax p 345) Ces sortes de coutumes étant opposées aux bonnes mœurs, il est absolument nécessaire d'y remédier ». Il précise que s'il ne peut en obtenir l'anéantissement total qu’ il souhaite d'une si pernicieuse coutume, il ait au moins la consolation de voir que l'exercice n’en soit plus permis aux jours que l’Eglise a réservé pour être sanctifiés

Cette pratique aurait cessé vers 1715, bien que reprise en l’honneur du marquis de Poyanne, le gouverneur … et landais.

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Reste à déterminer l’origine de cette réjouissance populaire que certains on fait  remonter à l’époque romaine, d’autres au moyen âge. Le fait que le jeu se soit pratiqué à l’origine en Mai ou à la Saint-Jean pourrait être une allusion à la délivrance ce jour là de la place de Tartas par Charles VII en 1442.  C est ainsi que le Mercure Galand de juillet 1679 la justifie, par l’institution à Tartas d’un fonds sur le revenu de la ville pour célébrer durant la semaine de Pentecôte la mémoire de la délivrance de celle-ci.

Sous le titre de «  Feste ancienne et fort particulière, rétablie à Tartas à l'occasion de la Paix » (traité de Nimègue qui mit fin à la guerre de Hollande.) le Mercure raconte comment fut organisé dans la ville basse de Tartas, le 22 mai 1679, lendemain de Pentecôte, un combat du pot cassé que la grande bourgeoisie lançait du haut d’un théâtre. Ce combat faisait alors partie des réjouissances commémorant « d’une façon fort particulière, les trois batailles gagnées par Charles VII », après celui du gazon dans la ville haute où avait été élevé une espèce de fort attaquée par des cavaliers puis assaillie, et défendue à coup de gazon ( mottes de terre molle), puis le combat de la corde qu’il fallait franchir à cheval ou couper avec des sabres.

Le lendemain un combat eut lieu sur la Midouze où douze bateaux furent attaqués en passant sous le pont, à coups de gazons.

Peut-être une survivance de ces jeux sur la Midouze

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Extrait du Mercure Galant de novembre 1682

Fête dans la Ville d'Acqs pour la naissance de Monseigneur le Duc de Bourgogne où Mr le Marquis de Poyanne, Gouverneur d'Acqs, a bien répondu dans cette heureuse occasion de la naissance du nouveau Prince, à ce que demandoient de luy son zèle pour le Roy, sa naissance, et la fidélité que son illustre maison a toujours eue pour le service de nos monarques.

Le 30 d'Aoust, Monsieur le Marquis de Poyanne, suivy de toutes les Compagnies de la Ville, assista au Te Deum qui fut chanté solemnellement dans l'Eglise Cathédrale. Le soir, les Habitans sous les armes, ayant à leur teste Monsieur de Sainct Pée, Lieutenant de Roy de la Place, allerent prendre au Chasteau Monsieur le Gouverneur; et en suite marcherent vers le lieu où l'on avoit préparé le Feu, qui fut allumé au bruit des Tambours, des Trompettes, et de toute l'Artillerie. Pendant toute la nuit, la ville fut aussi éclairée qu'en plein jour. Monsieur me Marquis de Poyanne fit mettre des Feux sur tous les Créneaux du Château, qui paraissoit couronné de Lumières, et toutes les Fenestres qui regardent la Rivière, avoient des Illuminations qui faisoient un fort bel effet. Sur la Porte de l'Hostel de Ville, il y eut un Emblême assez ingénieux et assez particulier. C'estoit un Tableau où l'on voyait tous les Dieux assis dans leurs Trônes, à la reserve de Mars, qui paroissoit en avoi est échassé par LOÜIS LE GRAND. Mercure mettoit d'une main une couronne d'Olivier sur la teste d'un jeune Enfant et de l'autre luy montrait la place de Mars vide, avec ces mots, Te manet.

Le 31, Monsieur le Gouverneur fit dresser des Tables dans la Place de Poyanne,  y fit couler une fontaine de vin pendant tout le jour, et donna au public le jeu des pots cassez. Ce jeu qui n’est guère connu en France, et qui est pourtant un des plus anciens qui s'y pratiquent se fait en cette manière. On a bâty sur les bords de l'Adour, qui baigne les murailles d'Acqs, une espèce de tour de bois a deux étages, qu'on appelle Châtelet. Sur l'étage le plus élevé, il y a deux hommes armez d'une cuirasse, d'un casque, et d'une rondache de fer, qui sont comme les tenants du combat. Sur la rivière il y a sept hommes sur un bateau, revêtus de camisoles blanches, ayans des bonnets à leur testes tout chargez de rubans bleus, et leurs bras noüez avec des rubans de mesme couleur. Ils partent d'environ mille pas de la tour, en dançant dans leur bateau au son des violons et des fifres, jusqu'à ce qu'estant a deux cens pas du chastelet, ils se mettent en état d'attaquer et de se défendre. Ils prennent de grands pavois pour soutenir l'effort des cruches, et de toutes sortes de potteries que ceux d'en haut leur jettent; et ils poussent contre leurs ennemis des boules de terre cuite. Il est assez plaisant d'entendre le bruit des cruches qui tombent sur les pavois, et des boulets qui donnent contre les casques et les cuirasses; et de voir quelquefois ces mesmes boulets casser de la potterie dans les airs. Cependant les combatans sont amimez par les instrumens qui jouent sur le bord de la rivière, et par la veuë des spectateurs, qui remplissent d'ordinaire plus de deux cens bateaux, qui font une espèce de petite armée navale. S'il y a quelques blessez, les playes ne sont jamais dangereuses: et après le combat, qui dure prés d'une heure, les ennemis se réconcilient dans un bon repas; mais avant que l'attaque commence, ceux d'en haut tirent pour signal quatre petites pièces de campagne, qui sont placées pour cet effet au premier étage de la tour, et le jour que Monsieur le Gouverneur donna ce plaisir au public, ceux du bateau répondirent par la mousqueterie de toute la ville, qu'on avoit mise dans d’autres bateaux. Jamais il n'y eut plus de spectateurs que ce jour-là; jamais plus de vigueur dans les combatans; jamais un plus agréable mélange d'instruments et de voix. Ce jeu fut suivi d'un magnifique repas que Monsieur le Gouverneur donna aux dames, qui furent servies à table, chacune par un gentilhomme; après quoy on commença le bal, qui dura jusqu'au jour. Parmy tant de dames, et bien-faites et fort parées, qui  y attiroient  les regards de tout le monde, mademoiselle de Poyanne, soeur de Monsieur le Gouverneur, se distingua, et par sa beauté et par son air, et par la manière dont elle fit les honneurs du bal. Ces divertissemens ont duré quatre jours, et toujours avec le mesme éclat et la mesme magnificence.

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exemples de projectiles

 (extrait du bulletin de la Société archéologique de Bordeaux 1875 )



Une autre évocation de la toupiade à Dax


"Au milieu de la ville est dressée une haute tour de grands pilliers de bois, qui est renouvelée et redressée tous les ans pour t faire un combat le jour et feste de S. Jean-Baptiste, qui dure toute l'après-disnée, fort beau et plaisant à voir, et ce par les confraires du Saint-Esprit: estant deux ou trois sur ladite tour appelée par eux le chasteau d'Amous, et dis-huit ou vingt hommes dans un grand bateau se promenant sur l'eau, accompagnés de force trompettes, clairons et hautbois, s'ntrebatant de gros pots de terre ou boules de terre faites fort espesses exprès, auqule esbat on adjoint force fusées et cannonades à foison, et est le combat bien dangereux et fort à soustenir. Ceux d'n haut sont armez de corps et cuirasses, haume (en tête) et bouclier à la main, et ceux d'en bas se couvrent de gros escus qu'ils appellent pavoys"

André de la Serre - De la ville d'Acqs en Gascoigne et des choses singulières et remarquables en icelle et es lieux circonvoisins ( BNF- manuscrits - coll Gaignieres)